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En ce petit matin gris, un fin crachin s’abattait sur la silhouette de Gordon LeSeur. Adosse a une rambarde en teck a l’avant du Britannia, il contemplait l’enorme paquebot d’un air pensif. La masse sombre des passagers avancait lentement sur les differents ponts du bateau et, de l’endroit ou il se trouvait, lui parvenaient les eclats de voix de ceux qui cherchaient a gagner quelques places afin de debarquer le plus rapidement possible. La plupart des vehicules de secours etaient repartis et c’etait au tour de ceux qui n’avaient pas ete blesses de quitter le bord. Derriere lui, alignes le long du quai, attendaient des nuees d’autocars prets a conduire les rescapes dans les hotels de la region, ou encore chez l’habitant, les Terre-Neuviens ayant spontanement fait preuve de beaucoup de generosite.
Alors que les matelots s’appretaient a ouvrir la passerelle, les cris du personnel de bord se melerent aux plaintes aigues des passagers. LeSeur n’en revenait pas que ces gens trouvent encore la force de se plaindre apres ce qu’ils avaient endure. Ils n’avaient pas l’air de se rendre compte de la chance qu’ils avaient d’etre en vie.
Des cordes, des bandes en plastique, des etancons… tout etait bon pour canaliser le plus efficacement possible la foule des passagers. A l’entree de la passerelle, Kemper donnait a ses hommes les dernieres instructions ; conformement aux recommandations de la police montee canadienne, les passagers devaient tous etre identifies et photographies avant de pouvoir rejoindre les bus qui les attendaient.
La procedure ne souffrait aucune exception et certains n’allaient pas se laisser faire, LeSeur le savait d’avance. La North Star avait neanmoins besoin de savoir avec precision qui avait debarque du navire afin de pouvoir ensuite faire le compte des disparus. La compagnie avait insiste pour que chacun soit photographie, histoire d’eviter par la suite que des passagers en bonne sante leur fassent un proces en se pretendant blesses. Meme apres ce qui s’etait passe, les considerations d’argent primaient sur le reste.
La barriere se leva et le flot des passagers se rua a l’assaut de la passerelle. Comme de juste, le premier a s’engager fut un gros monsieur dans un smoking d’une salete repoussante qui ecarta de son passage femmes et enfants. Comme enrage, il descendit la passerelle en poussant un cri qui traversa l’air immobile jusqu’a la proue du Britannia.
— Je veux voir un responsable, putain de merde ! Je n’ai pas l’intention de me laisser photographier comme un vulgaire criminel !
Il deboula au milieu des employes du port qui attendaient au pied de la passerelle, mais les dockers de Saint John’s comme les agents de la police montee ne l’entendaient pas de cette oreille et ils lui bloquerent aussitot le passage avant de lui passer les menottes lorsqu’il fit mine de resister.
— Lachez-moi ! hurla l’homme. Pour qui me prenez-vous ? Vous ne savez pas a qui vous avez affaire ! Je suis le PDG d’un fond d’investissements de plus de vingt-cinq milliards de dollars a New York ! On se croirait en Russie a l’epoque du communisme !
Toujours gesticulant, il fut rapidement conduit vers un panier a salade et son exemple eut un effet salutaire sur tous ceux qui avaient imagine pouvoir gagner du temps en faisant un esclandre.
LeSeur fit peniblement taire dans sa tete les recriminations des passagers. Tout en comprenant leur mecontentement, il savait que retablir le calme etait le meilleur moyen de les debarquer le plus vite possible. Sans compter qu’il y avait un tueur en serie parmi eux.
Kemper rejoignit LeSeur a l’avant du bateau et s’adossa a la rambarde afin de surveiller le debarquement de loin. Portes par un elan de sympathie reciproque, les deux hommes partagerent en silence ce moment de connivence. Meme s’ils en avaient encore eu la force, toute parole aurait ete vaine.
Pensant aux auditions qui l’attendaient, LeSeur se demanda comment il allait pouvoir expliquer la presence sur la passerelle de l’etrange chose qui avait attaque Mason sous ses yeux. Chaque fois qu’il y repensait, le mot demon lui venait spontanement a l’esprit. Il avait repasse le film des evenements dix fois dans sa tete, mais il aurait ete bien en peine d’expliquer ce qu’il avait vu. Comment leur presenter la chose ? J’ai vu un fantome s’approcher et s’emparer du capitaine Mason. Il aurait beau faire, on l’accuserait de se montrer evasif, ou bien alors d’etre completement fou. Non, jamais il ne pourrait leur reveler la verite. Le mieux etait encore de pretendre que Mason avait eu une attaque ou une crise d’epilepsie, sans entrer dans les details. Les medecins legistes n’auraient qu’a se debrouiller avec ce qu’il restait d’elle.
Il soupira en regardant la longue file des gens qui deambulaient sous le crachin. Tous ces bons bourgeois ne faisaient plus tellement les malins, on aurait dit une bande de refugies.
Mais LeSeur n’arrivait pas a detacher ses pensees de la scene a laquelle il avait assiste. A moins qu’il n’ait rien vu du tout. Une simple interference dans la retransmission des images, peut-etre ? Il suffisait qu’un grain de poussiere sur l’objectif se soit mis a trembler sous l’effet de la vibration des machines. La fatigue et le stress auraient fait le reste.
Oui, c’etait sans doute ca. C’etait la seule explication plausible.
Mais alors, comment expliquer l’etat dans lequel ils avaient retrouve le corps du capitaine Mason, ses os comme broyes ?
Le cours de sa reflexion fut interrompu par l’arrivee d’une silhouette familiere, un personnage corpulent tire a quatre epingles arme d’une canne, un oeillet blanc a la boutonniere. LeSeur sentit ses intestins se liquefier en reconnaissant Ian Elliott, le directeur general de la North Star Line. Il avait fait le deplacement en avion dans l’intention evidente de presider en personne a sa disgrace. A cote de lui, Kemper emit un petit gargouillement significatif. LeSeur avala sa salive, s’attendant au pire.
— Capitaine LeSeur ? l’apostropha Elliott en s’approchant.
LeSeur se raidit.
— Oui, monsieur le directeur.
— Je tenais a vous feliciter personnellement.
LeSeur s’y attendait si peu qu’il douta un instant de ses sens. Il devait avoir une hallucination. Une de plus…
— Monsieur le directeur ? demanda-t-il d’une voix radicalement changee.
— Grace a votre courage, votre sens de la navigation et votre sang-froid, le Britannia se trouve encore a flot. Je ne dispose pas encore de tous les details, mais j’ai cru comprendre que les choses auraient pu tourner infiniment plus mal sans vous et j’ai tenu a vous remercier personnellement.
Il tendit la main a LeSeur qui la prit en croyant rever.
— Je vous laisse achever les formalites de debarquement, mais, une fois les passagers en securite, je vous serais reconnaissant de m’expliquer exactement ce qui s’est passe.
— Bien sur, monsieur le directeur.
— Reste la question du Britannia.
— La question du Britannia ? Je ne comprends pas.
— Eh bien, une fois le bateau repare et remis en etat, il lui faudra bien un nouveau capitaine, n’est-ce pas ?
Sur ces mots, il tourna les talons et s’eloigna.
Kemper rompit le silence le premier.
— Putain, murmura-t-il. J’le crois pas !
LeSeur avait le plus grand mal a y croire, lui aussi. Qui sait si la North Star, sur les conseils de ses attaches de presse, n’avait pas decide de les faire passer pour des heros aux yeux du grand public ? Quoi qu’il en soit, il n’allait pas faire la fine bouche et il serait plus que ravi de raconter a Elliott tout ce qui s’etait passe au cours de la traversee. Enfin, presque tout.
Un responsable de la police montee canadienne ne lui laissa pas le temps d’achever sa pensee.
— Lequel de vous deux est M. Kemper ? s’informa-t-il.
— C’est moi, repondit le responsable de la securite.
— Il y a un monsieur du FBI qui voudrait vous parler.
LeSeur apercut une silhouette mince dans l’ombre, un peu plus loin. Pendergast, l’inspecteur du FBI.
— Que voulez-vous ? demanda Kemper.
Pendergast s’avanca. Tout de noir vetu, le teint livide et les traits tires, il n’avait guere l’air plus vaillant que le reste des passagers. Il tenait sous un bras un objet tout en longueur. Une jeune femme au regard grave l’accompagnait.
— Je tenais a vous remercier, monsieur Kemper, pour ce voyage pour le moins passionnant.
Tout en parlant, Pendergast glissa la main dans son sac de voyage.
— Il n’est pas dans les habitudes de donner de pourboire aux officiers, dit Kemper d’un air pince.
— Je pense neanmoins que vous accepterez celui-ci, retorqua Pendergast en sortant un petit paquet enveloppe dans un morceau de toile ciree qu’il tendit a Kemper.
— De quoi s’agit-il ? s’enquit ce dernier en prenant le paquet.
Pendergast fit volte-face sans lui repondre et disparut avec sa compagne en direction de la passerelle qui continuait a deverser son lot de passagers.
Kemper defit le paquet sous le regard curieux de LeSeur.
— Ca ressemble fort a vos trois cent mille livres, dit-il tandis que Kemper ecarquillait les yeux en decouvrant des liasses de billets souilles.
— Drole de bonhomme, marmonna Kemper en se parlant a lui-meme.
LeSeur ne l’entendit meme pas, a nouveau perdu dans ses pensees, hante par la vision infernale du linceul de fumee qui avait emporte le capitaine Mason.